Frédérick Gravel : La 2e Porte, c’est un espace, c’est un endroit autre, c’est une autre voie. On voulait seulement s’obliger à créer des événements qui n’existent pas ou plus.
On n’est pas diffuseurs, ni un « collectif », ni la Gravel Company, ni un syndicat, ni un groupe de pression, on voulait apporter une nouvelle façon de voir le travail des artistes.
Marie Béland : Comme dit Fred, une porte de sortie vers la voie alternative, sans le mot « danse » qui nous ramène inévitablement à la formule des compagnies. Une bulle créative qui ne s’apparente à rien de ce qui existe : « 2e » comme une alternative à la première, comme un plan B, un second regard, comme une ouverture sur une discipline, une membrane qui à la fois cache et révèle un univers, une barrière mobile qui laisse la circulation se faire dans les deux sens, et puis « gauche », comme le cerveau gauche, la créativité, le sens artistique…
Katya Montaignac : La 2e Porte à Gauche est un outil collectif qui permet d’imaginer la danse contemporaine autrement que dans son cadre conventionnel (un spectacle en salle). Aller à la rencontre du spectateur en investissant des espaces publics inusités (vitrines, parcs, rue), plutôt que de le convoquer dans un théâtre et attendre qu’il remplisse la salle !
Faire surgir la danse là où on ne l’attend pas et spécialement dans des endroits publics (même si ça a pu déjà se faire, notamment aux États-Unis dans les années 1960 et 1970, mais aussi dans plein d’endroits divers et variés dans les années 1980 ou même encore maintenant : chambres d’hôtel, vallée, forêt, rues, bibliothèque, etc.).
Fred : Au Québec, rien n’existe qui ressemble vraiment à La 2e Porte, et c’est pourquoi on l’a inventé. En revanche, il faut passer du temps pour l’expliquer parce qu’on est trop habitué aux compagnies de danse…
La 2e Porte est unique en ce qu’elle propose des activités reliées à la danse sans s’attacher à un lieu et suscite des collaborations qui ne vont pas nécessairement de pair au premier regard.
Marie : L’idée est de ne pas focusser sur un seul auteur, d’avoir une programmation large, diversifiée, faire participer un nombre impressionnant d’artistes du milieu, et enfin avoir une double commande : une envers le public et une envers les artistes, voilà qui est unique en soi au Québec. Ce qui pourrait définir de façon plus large notre type de pratique, c’est peut-être l’idée de décloisonnement.
Johanna Bienaise : La 2e Porte innove dans le choix de lieux inusités, dans l’organisation d’évènements qui impliquent plusieurs chorégraphes, développe une réflexion sur le rapport avec le public, organise des évènements qui sortent de la description de spectacles habituel: salle de spectacle, désacralisation de l’œuvre, de la performance, temps limité, généralement 1h pour un show normal. Par exemple : The Art (prononcez dehors) durait 6 heures. C’est une réflexion sur la reconfiguration possible d’un « show ».
La 2e Porte se différencie aussi par le fait que ses administrateurs sont des gens du milieu, des artistes engagés, sans agent.
Katya : La 2e Porte se distingue par son implication dans le milieu et son engagement quasi politique (au sens du « rôle de l’art et de l’artiste dans la société », la fonction du spectacle et de la représentation, notamment dans le vaste « souk » du marché de l’art et de l’industrie du divertissement). À d’autres époques, on se contentait (surtout en danse) de faire du beau, du fort et de l’émouvant… On ne réfléchissait pas forcément sur les tenants et aboutissants d’un spectacle de danse… On parlait d’expressivité, d’intériorité ou de mouvement formel (« le mouvement pour le mouvement »), d’écriture (et de « signature »), mais pas forcément du rôle et des enjeux de la création chorégraphique (pour quoi ? pour qui ? où ? comment ? pourquoi aujourd’hui ?…).
La 2e Porte réfléchit à ce titre à « l’accessibilité » de la danse contemporaine. Ce rapport au public me semble un axe de réflexion privilégié (et original).
On est toujours plus fort en groupe que seul. De tout temps, les artistes se sont regroupés. Si on ne parle que du Québec, pensons à Paul-André Fortier qui a fondé Montréal Danse avant sa propre compagnie ou encore à Ginette Laurin et Louise Bédard qui, en plus d’être interprètes à droite à gauche, se regroupaient avec Daniel Soulières et d’autres pour des événements collectifs où chacun chorégraphiait pour les autres. Ils cherchaient alors à présenter la danse autrement (via des soirées d’impro par exemple ou avec des échanges musique et danse, sans compter les shows dans des discothèques, dans les jardins du Musée d’art contemporain, dans les bars). Sans parler de toute la gang qui a fondé le RQD. Ou encore plus récemment Circuit Est. L’union fait la force : certains projets sont ainsi possibles seulement à plusieurs. Seul, n’importe qui s’épuiserait. À plusieurs, on s’entraide, on se soutient et on se répartit les tâches ! Se regrouper permet de se donner les moyens de concrétiser des initiatives plus ambitieuses ou folles, qui seraient difficilement réalisables seul.
Enfin, un truc un peu nouveau en danse à mes yeux : c’est le « partage des ressources ». Il me semble qu’avant c’était un peu du chacun pour soi, chacun gère « sa » compagnie et se débrouille individuellement. Or là, on commence à penser qu’on ne « perd » pas forcément quelque chose quand on partage ses ressources mais au contraire qu’on a tout à y gagner ! Désormais, les compagnies se définissent autrement que sous le nom d’un unique chorégraphe, mais plutôt comme un groupe de collaborateurs artistiques réunis autour de projets. On n’est plus tout à fait dans l’optique de servir la promotion d’un seul nom. Sans pour autant être des œuvres collectives (au sens parfois utopique du terme), les spectacles sont avant tout le fruit d’une collaboration/rencontre entre plusieurs artistes (que Christophe Wavelet nomme les « coalitions temporaires »), où chacun a sa place, chacun apporte son grain de sel.
Au-delà des ressources matérielles, je pense bien entendu que le plus important dans cette idée de « partage », c’est l’échange entre pairs, la discussion, le débat, la mise en commun de réflexions qui permet de développer un espace critique et donc de s’interroger, voire de se remettre en question et de se positionner face à son milieu, son art, son histoire, ses pairs, la création actuelle, etc. Ça me paraît nécessaire et primordial pour le développement « naturel » d’une culture chorégraphique.