Rachel Billet, membre de La 2e Porte à Gauche depuis 2010, est devenue notre directrice générale. Elle œuvre souvent dans l’ombre et pourtant sa présence, sa persévérance et sa rigueur sont essentielles à la concrétisation de nos projets de création les plus fous qui ne verraient sans doute pas le jour sans son réalisme et son équilibre (tant budgétaire que psychologique ! 😉 ). Pour ceux qui ne la connaissent pas ou peu, voici quelques extraits de la longue lettre qu’elle nous a adressée en 2010 suite à notre appel à membre…
(…) Je distinguerai ici plusieurs regards que je porte sur la danse, qui se nourrissent les uns les autres. Enthousiasmée par une forte curiosité, mon premier est celui d’une spectatrice assidue qui apprécie particulièrement partager ses réflexions et réactions face aux spectacles. La pratique – relativement récente – de la danse contact improvisation m’a ouvert de nouvelles voies d’exploration et m’offre un second regard. Aussi, mon approche universitaire anthropologique et sociologique teinte mes
perceptions d’une analyse critique et de références. L’ensemble de ces positions justifie ma formation professionnelle et mon intérêt pour la production et l’administration des événements en danse et conditionne les projets artistiques pour lesquels je souhaite m’investir.
(…) Je soutiens l’idée d’Yvonne Rainer au sujet de sa pièce Terrain pour laquelle elle envisage la « communauté comme le partage d’un ensemble de pratiques réalisées par des individus isolés ; ils sont reliés par le fait qu’ils réagissent collectivement »(1). (…) Cette ambivalence entre l’individualité et la collectivité, pour moi, est une force.
(…) Pour Susan Leigh Foster « la communauté n’est pas un rassemblement abstrait ou utopique qui transcenderait nos individualités, mais une situation dans laquelle nous nous trouvons et par laquelle nous en venons à nous connaître nous-même comme individus » (1). C’est sans doute cette quête de connaissance de soi qui m’anime et qui justifie [mon] enthousiasme pour [la communauté de la danse].
(…) Ainsi, il est certain que [ma] pratique du contact improvisation et de l’improvisation oriente mon regard de spectatrice et mes sensibilités artistiques, mais c’est aussi et surtout les formations que j’ai suivies à l’université qui les orientent. La première – sociale et de jeunesse – a créé une sensibilité pour les projets artistiques qui touchent directement la question de la médiation et qui inclut la réaction/réceptivité du public dans la réflexion de son œuvre. La deuxième formation – anthropologique et sociologique appliquée au milieu des arts – articule ma pensée vers la recherche « d’événement de danse » et « d’expérience sensible » comme lien fédérateur de communautés éphémères, où le spectacle apparaît comme un moment volé dans le quotidien.
[…] Le succès des événements sur les réseaux sociaux comme facebook le prouve : notre vie contemporaine est stimulée en permanence par le désir de rencontres, de relations humaines et d’expériences collectives. C’est pour ces raisons qu’un «événement de danse» qui pose la question de «l’expérience sensible» chez le spectateur fait sens pour moi, autant en terme de médiation que tout simplement de plaisir. (…) Nous sommes dans une ère où l’intégration et la réception des propositions artistiques dans les corps et les esprits des spectateurs sont de plus en plus présents. (…)
Paul Ardenne et de nombreux artistes à travers le monde se situent dans ce courant de pensée. « L’art contextuel » (2) cherche à s’extraire des lieux de l’art et de ses formes traditionnelles pour interagir avec leur environnement social, géographique, politique, etc. Il s’agit alors d’agir au cœur d’un univers concret, « en situation d’intervention, de participation. Cette tendance tend à remettre en cause les notions mêmes d’œuvre, de spectateur et de marché de l’art » (2). Ce type de proposition artistique permet, à mon sens, des résonances de vie et des résonances que le corps du spectateur peut avoir sur le monde et la société. (…) Ce que je trouve pertinent dans « l’art contextuel », c’est que tout individu vit en permanence des expériences de vie et de société, ce qui rend la résonance artistique accessible. Ainsi, ces types de proposition sont des moyens de réévaluer les raisons pour lesquels le public va voir de la danse.
(…) Tout comme les « renegades bodies » (3) (corps agitateurs) qui ont perturbé les conventions dans les années 1970, j’aime quand l’artiste perturbe la position du spectateur, son jugement esthétique, ses certitudes par rapport à l’art et situe le corps comme une matière d’exploration et/ou de performance. Enfin, je me surprends de plus en plus à apprécier les propositions qui sont très peu dirigées et qui laissent place à des subtilités et à l’interprétation du spectateur (peut-être par opposition à d’autres formes plus narratives comme le théâtre).
Vous l’aurez compris, de mes expériences et de ma réflexion se dégagent des croisements de points de vue initiés par différentes orientations. Ils caractérisent les raisons pour lesquelles je m’implique dans le milieu de la danse contemporaine et le positionnement que j’y adopte. (…) La pratique de la danse me passionne, elle résonne comme une pratique de loisirs qui n’a pas de vocation professionnelle. Cependant c’est elle qui nourrit le reste de ma machinerie et qui conditionne mon regard de spectatrice. Quant à mes goûts et jugements esthétiques, (…) mon héritage européen et universitaire m’a fait prendre goût aux propositions les plus conceptuelles, minimalistes et/ou abstraites. Je me fais pourtant surprendre en permanence par des artistes qui manifestent leur talent et leur intelligence sur scène (ou ailleurs) par bien d’autres moyens et subtilités.
Rachel Billet : Note d’intention | 8 juillet 2010
Lire aussi : « Les 10 ans du Bal Moderne » par Rachel Billet.
(1) Susan Leigh Foster, Être ensemble. Figures de la communauté en danse depuis le XXe siècle, CND, Pantin, 2003, p. 244.
(2) Paul Ardenne, Un Art contextuel, Flammarion, 2002 ; rééd. coll. « Champs », 2004.
(3) Ce terme est emprunté au colloque « Renegade bodies : dance in Canada in the 1970’s » organisé par la Société des études canadiennes en danse, juin 2010.